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De Wal-Mart à Denis Coderre : la privatisation tranquille

6 novembre 2013

  • Julia Posca

L’idée selon laquelle il faut diminuer l’emprise de l’État sur nos vies et notre économie est sans doute un des lieux communs les plus persistants de la pensée néolibérale. Cette position s’appuie sur la croyance que l’État brime les libertés individuelles et l’initiative privée (on trouve un exemple de ce point de vue ici), en plus de nuire à la compétitivité des entreprises (ce point de vue est exprimé ici) en mettant d’innombrables obstacles sur le chemin de la croissance de leur profit (taxes, impôt, réglementations environnementales, normes du travail, etc.).

Sans nier l’importance des pouvoirs publics dans les sociétés actuelles, on se demande tout de même si cet acharnement contre la supposée toute-puissance de l’État ne nous empêche pas de voir l’extraordinaire emprise qu’ont en revanche les grandes entreprises sur nos vies, sur l’économie et sur nos gouvernements.

La puissance des grandes entreprises peut se mesurer à leur chiffre d’affaires. Le journal français L’Express montraitpar exemple qu’au début de l’année 2013, Apple avait une capitalisation boursière de 487 milliards de dollars, soit l’équivalent du budget de la France. La pétrolière Royal Dutch Shell, première entreprise du classement annuel Fortune Global 500, avait quant à elle un chiffre d’affaires de 481,7G$ en 2012, donc supérieur au produit intérieur brut (PIB) de l’Argentine. Wal-Mart? L’année dernière ses revenus (447,0G$) étaient plus élevés que le PIB de l’Autriche (399,6G$). Nos entreprises nationales semblent bien petites à côté de ces mastodontes, mais elles ne sont pas en reste : les revenus de Suncor (38,2G$), première entreprise canadienne selon le classement du Globe and Mail, dépassaient en 2012 le PIB de la Nouvelle-Écosse, tandis que ceux de Desjardins (12,5G$) étaient presque équivalents au PIB de l’Islande.

Le poids de ces acteurs économiques nous rappelle que laissée à elle-même, la logique capitaliste favorise non pas la saine concurrence, mais plutôt la concentration des capitaux et la formation d’oligopoles. C’est frappant dans le secteur de l’alimentation où, comme le montre ce diagramme, un nombre impressionnant de biens de consommation courante sont détenus par seulement dix multinationales. Cela signifie que la diversité apparente des produits disponibles dans nos supermarchés et pharmacies n’en est une que de façade. Le même constat s’applique lorsqu’on considère le monde des médias. Aux États-Unis, six entreprises contrôlent 90% des médias américains. En 2010 au Québec, deux groupes (Power Corporation et Québecor) contrôlaient 75% du tirage des journaux imprimés quotidiennement. La situation est d’autant plus alarmante que ce qui est menacé dans ce cas-ci, c’est la diversité des voix qui se font entendre dans l’espace public et qui sont au fondement de la démocratie.

Il faut d’ailleurs s’inquiéter d’une autre influence qu’ont les grandes entreprises sur nos sociétés, plus insidieuse celle-là mais tout aussi néfaste. Non seulement ces dernières cherchent à éliminer la concurrence pour mieux augmenter leur part de profit, non seulement leur poids économique leur permet de faire chanter les gouvernements afin qu’ils se plient à leurs exigences, mais la mentalité gestionnaire, qui est le propre de l’entreprise privée, s’infiltre de plus en plus dans nos institutions publiques.

À peine élu, le nouveau maire de Montréal Denis Coderre affirmait en entrevue : « L’hôtel de ville c’est pas un parlement, c’est une administration. On a une responsabilité de résultats. ». Or, à mesure que l’on importe les modes de gestion du privé sous prétexte de rendre les différents paliers de gouvernements et les services publics plus « performants », on empiète tranquillement sur leur caractère public : d’une part parce que l’État devient une machine à atteindre de manière efficace des objectifs quantifiables (des « résultats ») déterminés par des experts plutôt qu’un ensemble d’institutions garantes du bien-être de la population, et, d’autre part, parce que selon cette « nouvelle gestion publique », l’accès aux services publics doit être modéré par l’instauration du principe de l’utilisateur-payeur.

Quand le management remplace la politique, le bien commun disparaît au profit de la bonne gouvernance et le progrès social s’efface derrière l’impératif du développement économique. Doit-on s’étonner que ce soit ces mêmes administrations publiques qui se soumettent ensuite aux demandes de quelques puissantes entreprises privées, en parfait déni de l’intérêt général et du caractère supposé démocratique de nos institutions? Il est peut-être temps que l’on se questionne sur le pouvoir qui a été candidement abandonné à ces acteurs privés.

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