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La faible reprise aux États-Unis est-elle due en partie à une hausse du chômage structurel?

4 juillet 2012

  • MJ
    Mario Jodoin

Durant une crise qui s’étend sur plusieurs années, comme celle qui se vit (ou sévit) aux États-Unis, bien des économistes affirment que l’absence de reprise est essentiellement due à une hausse du chômage structurel.

Avant d’aborder cette question, il faut d’abord se demander ce qu’est le chômage structurel. Statistique Canada le définit ainsi :

«Le chômage structurel désigne la situation dans laquelle les travailleurs ne peuvent occuper les postes disponibles parce qu’ils n’ont pas les compétences voulues, n’habitent pas là où les postes sont offerts ou ne sont pas prêts à travailler au salaire offert sur le marché.»

On considère ce chômage, avec le chômage frictionnel (délai pour trouver un emploi d’une personne qui possède les compétences pour un emploi vacant) et le chômage saisonnier, comme le taux de chômage minimum dans une économie. Or, si ce chômage augmente, aucune mesure de relance ni même une reprise économique due à d’autres sources ne permettraient de le faire diminuer de façon significative, les compétences des chômeurs ou leur lieu de résidence ne correspondant pas aux besoins des employeurs. Cette question peut sembler uniquement technique, mais elle est aussi idéologique.

Une question idéologique

Dès le lendemain de la crise, les tenants de l’économie de l’offre prétendaient que les programmes de relance étaient inutiles, car de toute façon les travailleurs mis à pied durant la récession venant essentiellement du secteur de la construction, ils n’avaient pas les compétences demandées par les employeurs. Or, les données du chômage les contredisaient, car l’augmentation du taux de chômage aux États-Unis était à l’époque sensiblement de la même ampleur dans la construction et dans d’autres secteurs tels la restauration, le secteur manufacturier et bien d’autres.

Cette vision n’est pas nouvelle. Paul Krugman raconte d’ailleurs dans cette chronique qu’on disait la même chose en 1939, juste à la veille de la Deuxième Guerre mondiale qui a eu comme effet de faire augmenter l’emploi de 20 %… Manifestement, les compétences étaient là. Ai-je besoin de préciser qu’il est préférable qu’un plan de relance consiste à bâtir et réparer des infrastructures, à investir dans les énergies renouvelables et à embaucher des enseignants et des travailleurs sociaux plutôt qu’à envoyer des citoyens tuer et se faire tuer à l’étranger?

Variation d’emploi et salaires par industrie

Encore aujourd’hui, Krugman considère qu’il n’y a eu aucune hausse significative du chômage structurel décrit précédemment (compétences dans des domaines qui ne correspondent pas à l’offre d’emploi) depuis le sommet économique précédent, en 2007. Dans ce billet, il présente deux graphiques pour appuyer ses conclusions. Le premier montre que la baisse d’emploi, quoique assez concentrée dans la construction, ce qui est normal, cette crise ayant éclaté en premier lieu en raison de l’éclatement de la bulle immobilière, a touché aussi fortement le secteur manufacturier et même les services.

Variation de l’emploi entre 2007 et 2011

variation de l'emploi entre 2007 et 2011

 

Je déplore toutefois que ce graphique montre les pertes d’emplois en nombre plutôt qu’en pourcentage. En effet, l’emploi étant beaucoup plus élevé dans les services (84 % de l’emploi en 2007, selon les données utilisées par Krugman; l’agriculture et le travail autonome ne sont pas ici comptabilisés), que dans le secteur manufacturier (10 %) et encore plus que dans la construction (5,6 %). Comme je le disais dans mes billets sur les graphiques, le choix des données est probablement le facteur le plus déterminant pour apprécier la pertinence d’un graphique. Je trouve ce petit jeu de Krugman dommage, car, même sans ce choix douteux, sa démonstration demeure convaincante.

Le graphique suivant montre qu’on ne voit pas de croissance des salaires plus élevée dans un secteur que dans l’autre, différence qu’on verrait s’il y avait un manque de main-d’œuvre (je n’ose pas parler de pénuries…) dans un d’entre eux. Pire, s’il y a une différence, c’est que les salaires ont augmenté davantage… dans la construction!

Taux de variation des salaires entre 2007 et 2011

Taux de variation des salaires entre 2007 et 2011

Quoique pertinents, ces exemples montrent de gros agrégats d’éléments disparates. En effet, il y a dans les services une foule de professions différentes, exigeant chacune des compétences bien différentes. Un nettoyeur d’hôtel et un professeur d’université travaillent par exemple tous deux dans les services. De même, les compétences pour travailler dans le secteur manufacturier ne sont pas les mêmes dans des aciéries et dans l’aéronautique ou le vêtement.

Chômage par profession

Dans un autre billet, il analyse plutôt l’évolution du chômage par genre de professions. Le graphique qu’il a emprunté sur cette page (je peux donc emprunter les siens!) montre que le taux de chômage a augmenté d’une ampleur semblable dans les neuf catégories ici présentées, sauf peut-être un peu moins dans les professions des services (ce qui est cohérent avec le premier graphique).

Taux de chômage par profession, mars 2007 et mars 2012

Taux de chômage par profession, mars 2007 et mars 2012

Dans un autre graphique du même billet, il présente l’augmentation du chômage dans de nombreuses professions à un niveau plus désagrégé. Et on constate qu’il a augmenté dans tous les genres et les niveaux de compétence, plus dans les professions liées à la construction et au secteur manufacturier, mais aussi dans des domaines aussi différents que les sciences pures, l’emploi de bureau et les services sociaux.

Chômage par état

Je rappelle que la définition du chômage structurel comprend aussi les travailleurs qui «n’habitent pas là où les postes sont offerts». Krugman a aussi examiné cet aspect du chômage structurel dans un autre billet (le vrai Lucky Luke des économistes, il publie plus vite que son ombre… et avec précision!). Le graphique qui suit montre bien que le chômage est réparti de façon assez égale entre les états des États-Unis.

Répartition des taux de chômage en % de la population

Répartition des taux de chômage en % de la population

«(traduction maison) Plus de la moitié de la population des États-Unis vit dans des états où le taux de chômage est de plus de 8 %. Près des trois quarts vivent dans des états où le taux de chômage est de plus de 7 %. Moins d’un dixième de la population vit dans des états où le taux de chômage est de moins de 6 %.»

J’ajouterai que le taux de chômage moyen en 2007 était de moins de… 5 % dans tout le pays! Bref, le taux de chômage plus élevé qu’en 2007 est présent dans la très grande majorité des états, contredisant l’hypothèse d’un problème structurel de ce côté aussi.

Perte des compétences

Une étude récente de la Banque Laurentienne, La montée du chômage structurel : présente aux États-Unis, pas au Québec a conclu à l’encontre des conclusions de Krugman, soit qu’on peut observer une hausse du chômage structurel aux États-Unis. Mais y a-t-il vraiment contradiction? Regardons tout d’abord les arguments de la Banque Laurentienne. Elle base essentiellement son argumentation sur le niveau élevé de chômeurs de longue date (au moins 27 semaines) depuis le début de la crise et sur certains flux révélateurs (voir le bas de la page 2) :

  • «Le nombre de chômeurs qui arrêtent de chercher un emploi chaque mois pour se retrouver hors de la population active (2,7 millions) est plus élevé que le nombre de chômeurs qui se trouvent un emploi (2,4 millions);
  • Le nombre de personnes hors de la population active (ceux qui possèdent de nouvelles compétences par exemple) qui se trouvent soudainement un emploi chaque mois (3,5 millions) est largement supérieur au nombre de chômeurs qui décrochent un nouveau poste (2,4 millions).»

Ces deux flux montrent un réel problème de compétences du côté des chômeurs qui sont plus nombreux à quitter le marché du travail qu’à trouver un emploi et qui trouvent moins souvent un emploi que les inactifs, inactifs qui peuvent toutefois être d’anciens chômeurs qui ont quitté le marché du travail par découragement et qui y reviennent parce qu’ils ont trouvé un emploi. Malgré cette réserve, l’ampleur de ces flux montre un réel problème de compétence.

Ces arguments sont pour moi tout aussi convaincants que ceux de Krugman, mais ils ne les contredisent pas. Une des craintes de Krugman liée au fait que le plan de relance de 2009 aux États-Unis a été trop timide était justement que les chômeurs de longue durée risquaient de perdre leurs compétences et de sortir du marché du travail pour toujours, une autre forme de chômage (ou de sous-emploi) structurel. D’ailleurs, dans un autre billet datant cette fois de 2010, Krugman s’inquiétait de ce phénomène :

« (traduction maison) les réponses politiques trop faibles à un taux de chômage élevé ont tendance à faire augmenter le niveau de chômage structurel (…). Et le type de chômage que nous connaissons aujourd’hui, avec de nombreux travailleurs sans emploi pendant des périodes très longues, c’est précisément le genre de chômage susceptible de rendre les travailleurs inemployables.»

On voit donc que les deux constats sont loin d’être inconciliables!

Conclusion

Il y a différents types de chômages structurels. Il est donc dangereux de conclure sur les effets précis d’événements sur ce chômage si on ne prend pas la peine de préciser de quel type de chômage structurel on parle et si on applique bêtement des modèles théoriques. Il faut différencier les effets qu’on peut documenter avec des données fiables de ceux qui émanent de théories plus idéologiques que fondées sur les faits réels et observables.

Bref, non, il n’y a pas eu de hausse du chômage structurel sectoriel, ni professionnel et très peu du chômage régional aux États-Unis, mais une certaine hausse du chômage (ou du sous-emploi) structurel de long terme, en raison de la prolongation des périodes de chômage due à une reprise trop lente, un certain nombre de travailleurs ayant perdu leurs compétences et s’étant vus contraints de quitter le marché du travail.

En conséquence, la faible reprise aux États-Unis n’est pas due à une hausse du chômage structurel, mais bien à une demande insuffisante, demande qui aurait avantage à se concrétiser dans des domaines qui respectent les limites des ressources de notre planète. Mais, ça, c’est un autre sujet!

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