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L’élite et l’oligarchie

27 mars 2014

  • GM
    Gabriel Monette

Qu’est-ce qu’une oligarchie? Pour Jeffrey A. Winters, cette notion mériterait d’être clarifiée avant d’être utilisée par les chercheur.e.s, sans quoi elle risque de ne pas se montrer féconde. S’agit-il d’une forme de gouvernement distincte de la démocratie qui serait, comme l’affirme Aristote, une version dégénérée de l’aristocratie? Tout au long de son livre Oligarchy, Winters s’attache à en définir les contours et les variétés.

Winters distingue d’emblée les oligarques des autres membres de “l’élite”. Ces derniers peuvent tirer leur pouvoir ou leur influence de nombreuses sources. Une élite peut être influente parce qu’elle peut mobiliser aisément des populations, ou parce qu’elle dispose d’un poste important, ou pour de nombreuses autres raisons. Ce qui distingue l’oligarque, c’est l’origine de son pouvoir : l’argent. Ce dernier possédant une richesse démesurée, il peut se procurer indirectement l’accès à l’ensemble des pouvoirs de l’élite, sans avoir à les posséder directement. Il peut, par exemple, rassembler une armée impressionnante d’individus sans avoir un pouvoir de mobilisation particulier. Il peut même le faire sans que ses employé.e.s ne partagent ses intérêts, ses idéaux, etc. L’oligarque est puissant parce qu’il est riche, rien de plus. Cependant, ce pouvoir est immense et peut faire croire à plusieurs que ceux-ci règnent directement sur le monde et que le gouvernement par les riches s’appellerait oligarchie.

Évidemment, les choses sont plus complexes et Winters nous précise que la notion désignant le gouvernement des riches n’est pas celle d’oligarchie, mais plutôt celle de ploutocratie. Mais alors, qu’est-ce que l’oligarchie? Pour lui,  la question de l’oligarchie ne doit pas être comprise comme une forme de gouvernement en soi, mais bien une couche de complexité politique à ajouter à toute forme de gouvernement. Il peut bien y avoir une oligarchie active et armée dont les membres luttent entre eux, comme c’était le cas dans l’Europe féodale, mais elle peut aussi être désarmée, comme dans le cadre d’une démocratie contemporaine. Winters développe alors une typologie de différentes formes de structures oligarchiques qu’il identifie dans l’Histoire. Il y en a quatre : l’oligarchie guerrière, qui se caractérise par l’existence d’oligarques armés qui s’affrontent ouvertement; l’oligarchie régnante, qui réussit tant bien que mal à ne pas s’affronter directement; l’oligarchie “sultanique”, où un oligarque domine clairement les autres, et puis finalement l’oligarchie civile. Pour illustrer les différentes utilisations du pouvoir pécuniaire des oligarques, Winters présente de nombreux exemples, dans de nombreux pays et dans de nombreuses périodes historiques de situations différentes. Il offre un chapitre à l’analyse de l’oligarchie régnante dans les républiques athénienne et romaine, puis un autre pour parler de l’oligarchie sultanique de l’Indonésie post-coloniale. Il montre clairement qu’il est possible qu’une oligarchie sultanique puisse fonctionner autant à l’intérieur d’un cadre démocratique que d’un cadre monarchique.

Alors, comment expliquer la variation des gouvernements et des types d’oligarchie? Puis, comment expliquer les conflits entre les oligarques? C’est que l’un des éléments centraux de la définition de l’oligarque est son désir de défendre deux choses : son patrimoine et son revenu. Individuellement, ils peuvent avoir nombre d’intérêts divergents, mais les oligarques s’entendent dans le désir de défendre leur stock de richesse et leur flux de revenu.

Historiquement, c’est le premier désir qui a primé, car la protection de la propriété privée ne fut que récemment prise pour acquis. Les oligarques romains et médiévaux devaient personnellement s’investir pour défendre leur richesse en gouvernant les nations. L’organisation politique dépendait alors du rapport entre les oligarques.

Oligarchie américaine

L’étude de l’oligarchie des États-Unis occupe la partie la plus polémique et la plus percutante de l’ouvrage. Sans cesser de se faire l’historien de la fiscalité américaine, son écriture se fait engagée, car il cherche à illustrer la dernière, la plus récente et la plus importante transformation dans l’histoire des oligarchies : l’apparition des oligarchies civiles.

Celles-ci émergent d’une situation particulière où le droit de propriété, jadis élément le plus problématique de la défense du patrimoine de l’oligarchie, est clairement protégé par la société de droit. Les oligarques, ainsi libérés du fardeau de protéger leurs acquis, peuvent travailler à la défense de leur deuxième objectif fondamental, la défense du revenu. Pour ce faire, ils s’attaquent à la seule chose menaçant leur revenu : la redistribution par la fiscalité. C’est à ce moment que l’utilisation massive des capitaux se déplace vers une nouvelle industrie, née de ce besoin oligarchique de protection : “l’industrie de défense des revenus”, un ensemble d’entreprises et de professionnel.le.s spécialisés dans la minimisation de l’impôt et la promotion d’un régime fiscal favorable aux oligarques. Cette industrie profite aux oligarques en offrant un double service : 1) du lobbyisme visant à amoindrir le poids de l’impôt sur les oligarques en le répartissant sur les autres riches (ceux ne disposant pas des mêmes possibilités pour profiter des services de cette industries) et ensuite sur l’ensemble de la population 2) une expertise dans l’art d’user de l’immense code fiscal (plus de 70 000 pages aux États-Unis) à leur avantage. Winters développe en détail l’histoire de la lutte entre l’industrie de la défense du revenu des riches et l’ensemble de la population et ensuite comment ils ont avantage à entretenir une loi fiscale complexe, lourde qui peut être utilisée pour faire payer ceux qui n’ont pas assez de revenu pour s’offrir le luxe de l’industrie.

Dans un passage assez frappant, Winters explique comment l’Internal Revenue Service (IRS), (agence du gouvernement des États-Unis qui collecte l’impôt sur le revenu et des taxes diverses (taxes sur l’emploi, impôt sur les sociétés, successions, etc..) et fait respecter les lois fiscales), dans son guide de fonctionnement, encourage même ses employé.e.s à calculer le coût d’une bataille en cour contre les oligarques en balançant les bénéfices potentiels. Le résultat est souvent une entente à l’amiable où l’agence de revenu reçoit moins qu’elle ne le devrait. L’obscurité et la complexité des lois fiscales sont des armes pour cette industrie.

L’oligarchie est donc la forme d’organisation d’une catégorie particulière de l’élite se caractérisant par l’accaparement d’une telle proportion des ressources matérielles qu’elle acquiert un pouvoir particulier sur les sociétés. Ce groupe peut agir au sein d’une monarchie comme d’une démocratie. Ce qui est à craindre n’est pas son action politique active comme ce serait le cas dans une ploutocratie, mais bien son influence politique, importante, insidieuse, découlant de son pouvoir pécuniaire gigantesque.

Conclusion

La contribution qu’apporte Winters dans Oligarchy est importante en ce qu’elle montre l’ampleur du pouvoir que peut acquérir un groupe d’individus trop fortunés dans n’importe quel type d’organisation sociopolitique. Se trouve ainsi mis en lumière le danger, toujours présent, que l’accaparement de la majorité des richesses par un nombre réduit d’individus se traduise par un pouvoir politique leur permettant de n’agir que pour la défendre et la développer.

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