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GNL Québec ou comment poursuivre le Canada à coût nul

15 décembre 2023

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6min


En février 2023, l’entreprise responsable du défunt projet d’exportation de gaz naturel liquéfié à Saguenay a déposé une poursuite en arbitrage international contre le Canada afin de réclamer des dommages et intérêts de 20 milliards de dollars. Le Centre canadien de politiques alternatives publiait récemment un rapport démontrant en quoi les audiences tenues à huis clos au sein de ces instances privées d’arbitrage posent une sérieuse menace à l’action climatique et à la démocratie.

Ce rapport établit également que les dépenses de la poursuite entamée par Ruby River Capital, l’entreprise propriétaire du projet déchu, est financée par un tiers anonyme qui touchera une part des dommages et intérêts hypothétiques. Cette pratique émergente de « financiarisation des litiges » contre les États stimule les poursuites et renforce le rapport de force des entreprises multinationales à leur égard.

L’arbitrage international privé: une instance de règlement parallèle taillée sur mesure pour les grandes entreprises

L’arbitrage international privé est un mécanisme de règlement des litiges opposant un État à une entreprise investisseuse, où le droit des contrats prédomine sur le droit commun des pays. La majorité des différends se tiennent sous l’égide du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), l’instance d’arbitrage de la Banque mondiale. À compter de la seconde moitié du 20e siècle, des traités internationaux d’investissement ont progressivement été signés entre les États du monde. Le tout se déroulait dans un contexte de décolonisation et de fragilisation de l’impérialisme nord-sud. Les traités d’investissement ont notamment émergé à titre de protection juridique contre les courants politiques radicaux des pays du Sud qui posaient une menace aux actifs des pays du Nord, sujets à des formes variées de nationalisation et d’expropriation. Un ancien négociateur de traités pour le compte des pays du Nord décrit ainsi le processus de signature [traduction libre de l’anglais]:

« Nombreux sont ceux qui, en Amérique latine, pensaient qu’il était inoffensif de signer ces traités ; personne n’avait la moindre idée de ce qu’ils signifiaient. Beaucoup de ceux qui ont négocié n’étaient pas des juristes, et ils les ont donc signés en quelques jours, en quelques heures, ou même par courrier électronique, parce que les voyages étaient trop chers. »

Aujourd’hui, les quelque 3000 traités d’investissement en vigueur dans le monde protègent les intérêts privés des entreprises, qui ont à ce jour initié plus de 1 200 poursuites en arbitrage contre les États. À elle seule, l’Argentine a essuyé 62 poursuites depuis 1997, dont seulement six se sont soldées en sa faveur, les autres ayant été réglées hors cour ou par une décision défavorable.

Les montants réclamés par les entreprises sont faramineux. Le tableau suivant répertorie les poursuites récentes déposées contre des États ayant agi en faveur de la protection de l’environnement.

L’Agence internationale de l’énergie appelait récemment à empêcher la construction et l’exploitation de nouveaux actifs fossiles. On estime à cet égard que dans le monde, environ 20% des gisements fossiles – pétrole, charbon, gaz naturel – détenus par des entreprises privées mais pas encore exploitées sont protégés par des clauses d’arbitrage privées, ouvrant ainsi la porte à des poursuites contre les États qui refusent l’extraction des gisements convoités sur leur territoire. Cette menace est non négligeable. Les efforts déployés pour limiter l'exploitation des gisements fossiles de la Guyane l’exposent actuellement à des poursuites potentielles de 15 milliards de dollars américains, soit un montant trois fois supérieur à son PIB. Les dommages accordés dans des litiges impliquant des énergies fossiles sont en moyenne cinq fois plus élevés que leurs équivalents en contexte non fossile.

Le financement par des tiers

Flairant un marché lucratif, des entreprises financières ont commencé à commanditer les litiges contre les États à partir des années 2010. En échange du paiement des frais juridiques et autres coûts associés à la poursuite, ces financiers obtiennent un pourcentage des dommages et intérêts obtenus. En moyenne, le coût d’un litige pour une entreprise avoisine les 6 millions de dollars américains. Ainsi, l’exercice du droit de poursuite par une entreprise devient exempt de risque, celui-ci étant transféré sur les épaules de l’entreprise financière spéculant sur la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts supérieurs aux sommes consacrées aux frais d’arbitrage.

Le projet de GNL Québec au Saguenay est à ce propos éloquent. Le rapport que publie le Centre canadien de politiques alternatives cite des documents d’arbitrage qui mentionnent que l’entreprise Ruby River Capital, société mère ultime de GNL Québec, a recours à un bailleur de fonds externe. De plus, l’avocat principal de Ruby River dans ce dossier est un ancien fonctionnaire fédéral ayant représenté le Canada dans diverses poursuites en arbitrage. Dans ce domaine, ce phénomène de porte-tournante est chose courante. Des fonctionnaires ayant développé une expertise publique en la matière sont souvent recrutés par des cabinets privés pour poursuivre leur ancien employeur.

L’arbitrage international privé contre la transition écologique

Afin de limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré Celsius, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a établi qu’une partie des infrastructures fossiles en activité dans le monde devront être démantelées avant leur durée de vie prévue et qu’aucune nouvelle infrastructure fossile ne doit être construite. À cet égard, la protection juridique dont jouissent les actifs fossiles actuels et projetés représente un obstacle majeur à la transition écologique. S’il faut craindre les désastres et catastrophes découlant de l’augmentation des bouleversements écologiques, il faut alors tout autant s’effrayer des instances internationales d’arbitrage et des spéculateurs financiers au service d’entreprises qui continueront de multiplier les recours juridiques pour reconduire leur modèle d’affaire écocidaire.

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3 comments

  1. Ahhh! Colin, un jour expert en géopolitique internationale, un autre jour expert en stratégie commerciale et d’investissement dans la transition énergétique, le suivant expert en arbitrage international. Quelle expertise! Je suis impressionné.

  2. Merci pour ce texte de l’organisme canadien
    Je ne savais pas l’ampleur de ce «  phénomène «  de l’arbitrage international

  3. Concernant la démocratie, il faut reconnaître qu’ elle n’est pas en danger puisqu’elle n’existe pas. Aucun pays au monde n’a son peuple qui décide des lois auxquelles il accepte ou pas de se soumettre.

    Merci à Reagan et Tatcher, la déréglementation de la finance va bon train depuis le début des années 1980 et cette dernière contrôle maintenant la planète.

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